Charlie, mais sans la chocolaterie …

Dr Lawrence Cuvelier.
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier,
vice-président du GBO/Cartel, publié le 08/12/2023.

Changer de CPAS, c’est une tuile pour les sans-abris.

Après avoir vécu 7 ans dans la rue, monsieur Charles a enfin trouvé un logement et une perspective d’emploi s’offre à lui. L’ennui, c’est que ce logement est situé dans la périphérie et qu’il doit passer du CPAS de Bruxelles-ville à celui de sa nouvelle commune. Commencent alors des tracasseries administratives dignes d’une pièce de Courteline. Pour reconnaître sa situation, on lui demande de prouver qu’il était sans-abri. Il aurait suffi à l’employé de consulter un registre pour voir que son adresse de référence était un CPAS, comme pour tous les sans-abris. Cela n’a manifestement pas suffi et, pour qu’on l’accepte, il a dû exhiber une photo de l’endroit où il dormait dans la gare, chose qui est loin d’être une sinécure quand on n’a quasiment pas de ressources. Étape suivante : démontrer au CPAS qu’il a un domicile. Cela semble facile car, malade, il ne le quitte que rarement. Un agent de quartier se rend chez lui mais il se borne à déposer une convocation l’invitant à se présenter au commissariat de police, sans constater officiellement qu’il a un domicile. Monsieur Charles a des problèmes respiratoires sévères, il est candidat à une greffe des poumons et, son état s’étant aggravé, il est incapable de se rendre au commissariat. Il a donc été radié et, sans domicile reconnu, il risque de perdre tous ses droits (mutuelle, CPAS et allocations) à bref délai, ce qui le renverra rapidement dans la rue. En attendant, le CPAS, qui travaille avec ses médecins de sa commune, lui “suggère” de changer de médecin traitant. Monsieur Charles, outre son insuffisance respiratoire, souffre de troubles de santé mentale et d’addiction. On l’envoie dans une maison médicale qui ne prend pas en charge ce type de pathologie. Fin de l’épisode, à suivre …

N’en déplaise aux théoriciens, le lien thérapeutique est au moins aussi important que la pratique EBM.

La perte de lien comme nœud du problème

Ce sont les plus fragiles qui changent le plus fréquemment de résidence. À Bruxelles, on estime que 200.000 personnes déménagent chaque année et ce sont rarement les résidents d’un hôtel de maître de l’avenue Winston Churchill. La fragilité sociale cohabite souvent avec une vulnérabilité psychique. Qui ne serait pas angoissé d’être réduit à occuper un logement insalubre sans savoir comment payer le prochain loyer ? Un patient ignorant où il sera dans 3 mois vit dans un stress permanent et est immergé dans le présent, assailli par ses besoins primaires. Rien d’étonnant à ce qu’il soit insensible aux campagnes de prévention du tabagisme. C’est que la santé ne se limite pas au médical et au psychique : des facteurs comme le niveau d’instruction, les liens sociaux, l’environnement de vie sont primordiaux et en général, les handicaps sont cumulés. Quand un lieu thérapeutique s’établit avec les personnes fragiles, le généraliste ne peut négliger ces handicaps et même s’il se cantonne aux problèmes strictement médicaux, il doit souvent affronter des comorbidités pernicieuses car elles ne provoquent longtemps que peu de plaintes, comme l’hypertension, le diabète et la bronchite chronique. Il faut des mois et des années pour capter la confiance de ces patients. Leur faire suivre un traitement antihypertenseur ou antidiabétique est un challenge redoutable et ce n’est que peu à peu que le lien de confiance s’établit et qu’on parvient à ce qu’ils acceptent de suivre un traitement autre que la prescription de benzodiazépines. N’en déplaise aux théoriciens, le lien thérapeutique est au moins aussi important que la pratique EBM. Un sujet stressé est peu sensible aux arguments rationnels mais une relation suivie avec un médecin peut diminuer le stress et conduire à une restauration de la confiance en soi. Si d’autres personnes soutiennent l’individu dans son parcours, il peut avancer à son rythme sur le chemin de la réhabilitation, logement, travail, relation amicale et affective stable. Le généraliste a toute sa place dans cet accompagnement, mais il n’est efficace que dans une relation à long terme et le changement de généraliste dicté par des considérations administratives peut avoir des conséquences catastrophiques.

Tous pour un, un pour tous

En écrivant ce texte, les paroles de la chanson “La dame patronnesse” de Jacques Brel trottent dans ma tête : “Tricotez tout en couleur caca d’oie, ce qui permet le dimanche à la grand-messe de reconnaître ses pauvres à soi”. Cela rappelle l’époque où certains CPAS excluaient les cliniques du réseau catholique pour des raisons purement idéologiques. Monsieur Charles ne porte pas de pull caca d’oie, il est victime d’un autre type de non-reconnaissance et le fait que cette non-reconnaissance ait une cause administrative et réglementaire ne la rend moins inacceptable.

Le GBO et la FAMGB (via sa commission précarité) plaident pour que la reconnaissance des patients sans-abri soit uniformisée sur tout le territoire de la région bruxelloise (19 CPAS) au sein d’une plateforme regroupant tous les acteurs de terrain. Le débat sur la priorité du choix du thérapeute en fonction du lieu par rapport à la communauté (type de pathologie, spécificité du soignant) est compliqué et fait débat, mais ce n’est pas une raison pour le passer sous silence. Alors, “Tous pour un, un pour tous”, c’est pour quand ?