
D’une pandémie à l’autre
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, vice-président du GBO
publié le 01/10/2021
Au 14e siècle, la peste noire décime l’Europe. Fondées sur des constats empiriques, des mesures sont prises – évitement des rassemblements, interdiction d’accès aux villes pour les contaminés, création de lazarets… À lire l’écrivain florentin Boccace, ceux qui survivent sont divisés sur la voie préventive et curative à suivre, tandis que des non-experts offrent une caisse de résonance aux croyances qui courent. Tiens, voilà qui nous rappelle quelque chose…
« De ces choses, et de beaucoup d’autres semblables ou pires, naquirent diverses peurs et imaginations chez ceux qui restaient en vie, et presque tous tendaient cruellement à éviter ou à fuir les malades {…} ne laissant personne leur parler, et ne voulant entendre aucune nouvelle du dehors. D’autres, à l’opposé, estimaient que face à un si grand mal, nul remède n’était plus sûr que de boire beaucoup, de se donner du bon temps. »
Voici ce qu’écrivait Boccace, il y a 750 ans, dans l’introduction au Décaméron, laquelle dépeint les ravages de la grande peste qui a frappé sa ville en 1348. Vient aussi ce passage, troublant par rapport à la situation que nous avons vécue avec le covid :
« Pour soigner ces maladies, il n’y avait ni diagnostic de médecin, ni vertu de médicament qui parût efficace ou portât profit. Au contraire, soit que la nature de la maladie ne le permît pas, soit que l’ignorance des praticiens (parmi eux désormais, outre les vrais savants, très nombreux étaient les hommes et les femmes n’ayant jamais eu la moindre notion de médecine) les empêchât de déceler l’origine du mal… »
Il faut le vouloir
Il y a de quoi rester pantois devant certaines similitudes qui émergent en dépit des siècles séparant les deux épidémies. En tant que médecins, nous devons par exemple batailler chaque jour avec l’ignorance et les préjugés dont les réseaux sociaux sont devenus des amplificateurs.
Nous sommes aussi consternés du temps que mettent les autorités à rendre les vaccins disponibles au cabinet du généraliste. Rappelons que la Région bruxelloise a consenti de gros efforts pour que cette filière se concrétise. Hélas, les modalités pratiques adoptées font qu’à peine 70 confrères sur les plus de 1500 recensés à la capitale ont eu le courage d’affronter les obstacles qui jalonnent le parcours à accomplir avant de pouvoir administrer les produits. Et pourtant, il est communément admis que les médecins traitants sont les plus à même de balayer les hésitations de certains récalcitrants.
Imperméables au rationnel
Il est difficile de ne pas broncher en entendant les affirmations péremptoires de certains citoyens. Nous ne pouvons qu’avoir peur pour eux, si notre manque d’argumentation, notre faible assertivité, entrainaient la mort de ces braves nigauds qui ont gobé toutes les sornettes assénées par la communauté à laquelle ils appartiennent, renforcées par les mécanismes du biais de confirmation. Pourtant, il faut bien se rendre à l’évidence : les mécanismes cognitifs engendrés par la peur et le stress n’ont que faire de la raison et de l’analyse froide. Ce qui entre en jeu, c’est l’émotivité, un jugement intuitif qui reste sourd à toute démonstration rationnelle.
J’avoue que, vu l’enjeu, il m’arrive de perdre patience, ce qui est probablement contre-productif. Mais un sentiment de colère m’envahit quand je constate que ce sont les plus faibles et les plus démunis qui se montrent les plus réceptifs aux arguments les plus délirants. Ceux-ci sont d’ailleurs tellement nombreux qu’il faudrait des mois d’expertise pour tous les démonter !
Remises en question
Si l’épidémie de peste de 1348 a tué 25 millions d’individus sur une population de moins d’un milliard (le SARS-Cov-2 est donc largement battu…), elle a donné naissance à un chef d’œuvre de la littérature mondiale, que beaucoup de professeurs ont commenté sans l’avoir lu. Ce livre qui précède la Renaissance nous fait découvrir un monde très critique, libre et libertin, qui confère une place insoupçonnée à la femme. L’histoire de l’émancipation féminine est loin d’emprunter un chemin rectiligne. Ce bouleversement a provoqué de nombreux changements sociaux, comme par exemple la disparition du servage en Europe occidentale. Puissions-nous assister à des remises en question similaires dans nos systèmes de santé…
- Durant la crise du coronavirus, les interventions efficaces n’ont pu s’opérer que grâce à une immixtion forte des autorités publiques. Ceci implique :
- qu’une vision purement marchande des soins de santé manque de pertinence. Notre économie doit aussi sa santé à un réseau de soins performant ;
- que la sécurité d’approvisionnement dépend de contrats loyaux avec les producteurs pharmaceutiques, et qu’un pays n’a pas la puissance requise pour négocier seul avec des multinationales ;
- que certains enjeux de santé sont au minimum nationaux, et souvent transnationaux ;
- que les multiples autorités de santé belges doivent se concerter, mais que le morcellement des compétences a montré ses limites.
- Nous sommes à un moment-clé de réformes de la politique de santé.
- Avant la crise, certaines normes semblaient incontournables. La technologie érode les besoins en lits dans notre système de santé. Chaque hôpital se bat pour sa survie en multipliant des actes ou essayant de comprimer les dépenses par le biais de la surexploitation d’assistants ou d’infirmiers.
- L’hospitalocentrisme est fortement remis en question pour son manque d’efficience et sa faible collaboration avec la première ligne de soins, en particulier avec les généralistes. Tant que les financements ne seront pas mieux ciblés sur des objectifs de santé publique, on verra toujours des aberrations comme des patients renvoyés chez eux le vendredi après-midi, sans que les « (r)envoyeurs » se soient préoccupés de savoir si les soins indispensables pourraient être concrètement assurés – comme des injections de Clexane®, par exemple.
- S’il fallait démontrer l’importance du suivi des malades chroniques, nous avons vu durant la crise une baisse de plus de 10% des consultations en médecine générale, et ce, en incluant les téléconsultations (il n’y a donc pas eu d’abus contrairement à ce que semblent craindre les mutuelles). Mais dans le même temps, on a aussi enregistré une augmentation des complications des pathologies cardiaques et des cancers.
Le temps est bien fini où le gouvernement regardait les budgets de la sécurité sociale comme une poire pour la soif destinée à éponger les dettes des précédents gouvernants.
Dr Lawrence Cuvelier