LES MANGEURS DE VENT
Quand la démocratisation des connaissances nourrit la crédulité

Dr Lawrence Cuvelier

Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, vice-président du GBO,
publié le 13/05/2022

Nous sommes de plus en plus confrontés à des patients convaincus par des théories médicales cueillies à l’université Internet. Ce phénomène existait déjà avant la pandémie mais nous sommes maintenant confrontés à une vague de désinformation sans précédent. Même si la majorité des citoyens sont vaccinés, il persiste chez beaucoup une grande méfiance vis-à-vis du vaccin, appuyée sur des théories dont certains ont fait une sorte de religion. Comment ce type de croyance peut-il s’ancrer si profondément chez certains et pourquoi ? Il ne s’agit pas de folie collective mais d’un mécanisme complexe.

Au pays de la crédulité et de l’angoisse

Dans une dĂ©monstration magistrale, Boris Cyrulnik (1), l’homme qui a popularisĂ© le concept de rĂ©silience, nous montre qui se laisse entraĂ®ner dans une telle spirale de crĂ©dulitĂ© et comment des pensĂ©es qui n’ont pas de racines dans le rĂ©el peuvent Ă  ce point occulter la conscience. En repensant aux folies du siècle dernier, on observe que les rĂ©cits imaginaires se ressemblent. Au dĂ©but du 20e siècle les services secrets du Tsar ont inventĂ© de toute pièce un rĂ©cit, “Le protocole des sages de Sion”, un prĂ©tendu complot visant Ă  la domination du monde par les juifs. Ces balivernes, qui ne reposaient sur aucune preuve mais incriminaient des puissants, ont Ă©tĂ© popularisĂ©es par un film diffusĂ© en Allemagne entre les deux guerres mondiales. Ceux qui refusaient d’y croire Ă©taient taxĂ©s de naĂŻvetĂ© ou accusĂ©s de complicitĂ©. Ce furent les prĂ©mices d’une mĂ©canique inexorable qui a conduit dans nos pays au port d’une Ă©toile jaune, Ă  la dĂ©portation et Ă  la mort. De nos jours, en France durant la pandĂ©mie, des individus se sont cousus des Ă©toiles jaunes arborant le slogan “Antipas”. Durant la guerre, quelques personnes courageuses ont aussi portĂ© des Ă©toiles jaunes sur lesquelles Ă©tait inscrit le nom d’une rĂ©gion de France , Ă  la diffĂ©rence que le risque (tabassage et incarcĂ©ration) Ă©tait sĂ©rieux dans ce cas. 

Dans notre profession, il en est certains qui s’accrochent au passé, pensant que tout changement est une menace. Cette opinion qui semble leur offrir un refuge défie parfois toute logique et pourrait bien s’inscrire dans un concept d’obéissance. La liberté de pensée étant anxiogène, on préfère parfois se référer sans discuter à une idéologie.

Pour explorer ce phénomène d’embrigadement, Boris Cyrulnik remonte à la psychogénèse de notre autonomie. Un enfant a besoin de la sécurité que lui donnent sa mère et son environnement familial. Dans sa petite enfance, les certitudes le réconfortent mais à l’adolescence, il doit construire sa propre identité. Selon ses acquis antérieurs, il pourra affronter le doute et l’incertitude de manière plus ou moins sereine. Malheureusement, nos systèmes éducatifs ne privilégient pas cette maturation et se contentent trop souvent de faire répéter ce que dit le maître comme un enregistreur, ce qui ne permet pas toujours d’affronter le réel. Il en résulte une angoisse fondamentale et une vulnérabilité que peuvent apaiser des personnes totalisantes, des théories totalitaires, la découverte d’un responsable du mal-être qui deviendra ainsi un ennemi identifiable, une séparation simpliste entre le Bien et le Mal, et le recours à un vocabulaire technique susceptible de déshumaniser la pensée et de banaliser les actes les plus abominables. N’oublions pas que quand nous entrons dans une logique, il est très difficile de revenir en arrière en se disant que l’on se trompe. On va au contraire écarter de notre conscience tous les éléments qui pourraient remettre en cause notre conviction. Nous avons été confrontés avec la pandémie à des récits défiant toute logique, contredits par les faits. Souvenez-vous de ces cassandres qui nous prédisaient que la population vaccinée allait subir, moins d’un an après la vaccination, une effroyable disparition dans des souffrances atroces. Eh bien, comme dans Tintin (2), la fin du monde est remise à une date ultérieure. Il y eut environ 10 milliards de doses distribuées sur la planète.

Il n’y a pas que les patients qui …

Dans un cĂ©nacle de mĂ©decins responsables, on se disait en boutade que la mĂ©ticulositĂ© est souvent le reflet d’une angoisse intĂ©rieure. Ne pas ĂŞtre pris en faute, ne pas faire d’erreur est un impĂ©ratif tacite qui nous poursuit tout au long de notre carrière. Nous sommes parfois Ă©tonnĂ©s de voir des confrères, obsĂ©dĂ©s par une mĂ©decine sans faute, soudain se tourner vers une pratique Ă©sotĂ©rique. Pourtant le paradoxe n’est qu’apparent. Ce confrère a enfin trouvĂ© une VĂ©ritĂ© absolue, ce genre de VĂ©ritĂ© qui, malgrĂ© le manque de preuve, hypnotise parfois autant le soignant que le soignĂ©. Dans ces chimères, il s’agit de soigner le fond de la personne afin qu’elle ne soit plus malade, de prodiguer des soins subtils que l’on ne peut pas percevoir si on est stupide… la vieille histoire des habits neufs de l’empereur, dont personne n’osait dire qu’il se promenait nu car seul les sots ne pouvaient voir son costume. 

Un aspect fondamental de la pratique de la mĂ©decine est d’affronter le rĂ©el, qui est rarement celui dĂ©crit dans les livres. Cette vĂ©ritĂ© pratique s’apprend sur le terrain, et dĂ©sarme parfois de brillants Ă©tudiants qui se rendent compte qu’ils ne sont pas prĂŞts Ă  accepter les limites de notre art, la finitude de la vie, les limites des thĂ©rapeutiques et la blessure narcissique de ne pas ĂŞtre tout puissant. MalgrĂ© tout, certains choix dans les spĂ©cialitĂ©s reflètent cette nostalgie, par exemple en salle d’op ou au service des urgences, mais en restant lucide, on peut guĂ©rir du rĂŞve d’être superman (oserait-on dire « superdoc Â» ? ).

Dans notre profession, il en est certains qui s’accrochent au passĂ©, pensant que tout changement est une menace. Cette opinion qui semble leur offrir un refuge dĂ©fie parfois toute logique et pourrait bien s’inscrire dans un concept d’obĂ©issance. La libertĂ© de pensĂ©e Ă©tant anxiogène, on prĂ©fère parfois se rĂ©fĂ©rer sans discuter Ă  une idĂ©ologie. 

Back to reality

Les fragilitĂ©s que nous portons en nous ont Ă©tĂ© exacerbĂ©es par la pandĂ©mie, mais bien avant cela nous voyions des jeunes arrĂŞter la mĂ©decine pour des raisons multiples, dont les dĂ©sillusions mentionnĂ©es plus haut. Des mĂ©decins plus âgĂ©s stoppent aussi leurs carrières, dĂ©primĂ©s par les obligations administratives et informatiques chaque jour de plus en plus contraignantes. Ces constats et la rĂ©flexion que nous avons dĂ©veloppĂ© sur les « vĂ©ritĂ©s alternatives Â» et les croyances infondĂ©es nous invitent fermement Ă  replonger dans le rĂ©el de notre profession que nous voulons exercer de manière Ă©panouie et harmonieuse. C’est ainsi que nous pourrons Ă©chapper aux angoisses de la pratique, Ă  l’épuisement professionnel et aux sirènes des solutions miracles qui peuvent nous tromper autant qu’elles trompent nos patients. C’est ce Ă  quoi travaille notre syndicat.

Dr Lawrence Cuvelier


(1) Boris Cyrulnik, “le laboureur et les mangeurs de vent”
(2) Tintin et l’étoile mystérieuse