Vous reprendrez bien un brin d’ADN ?

Dr Lawrence Cuvelier.
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, Vice-président du GBO/Cartel,
publié le 22/03/2024

TGV vers le CPAS pour un bout d’ADN HS.

Vous connaissez l’adage : mieux vaut être riche et en bonne santé que pauvre et malade. La sagesse populaire est friande de ces vérités éternelles. De temps à autre, l’Histoire s’amuse à les mettre en question, comme ce fut le cas après la deuxième guerre mondiale, une période qui vit reculer les injustices sociales et les inégalités en santé, une période où il y avait moins de pauvres et où la richesse paraissait moins écrasante. Progrès éphémère car, dès les années 80, Reagan, Thatcher et les théoriciens du consensus de Washington qui prônait la diminution des dépenses publiques, la dérégulation des marchés et les privatisations relancèrent la spirale infernale des injustices sociales et des inégalités en santé qui en découlent.

Nous savons en effet que santé et justice sociale sont liées, que la santé des individus est fonction de leur place dans la société, que la durée et la qualité de leur vie diffèrent significativement selon leur niveau socio-économique et culturel, tant au plan somatique que mental. Exemple parmi d’autres, un psychotique vit en moyenne 19 ans de moins que la moyenne.

En tant que MG, notre rôle est de nous battre pour que les soins curatifs et préventifs soient accessibles et adéquats et que le patient bénéficie d’un accompagnement économico-socio-psychologique adapté.

Pour certains d’entre nous, ce lien santé-justice sociale relève d’une statistique, pour d’autres qui sont confrontés à une patientèle moins aisée, c’est une réalité quotidienne. Au cours de ma carrière j’ai accompagné une centaine de stagiaires. L’immense majorité provenait de classes favorisées et leur stage en médecine générale fut pour eux la découverte « sur le vif » des milieux moins favorisés et une remise en question profitables. Quant aux rares stagiaires issus de milieux moins favorisés, c’est au terme de parcours difficiles et souvent “atypiques” qu’ils étaient arrivés là, témoignant par les obstacles socio-économiques qu’ils avaient dû vaincre combien notre système éducatif reste inégalitaire malgré les trop rares et courageuses initiatives prises par certains politiques.

De l’ADN à l’indigence

Les recherches biomédicales récentes montrent que les conditions de vie ont des répercussions profondes sur l’organisme, pas seulement en termes statistiques mais de manière très concrète, jusque dans le noyau des cellules. À chaque division de cellules, les télomères, fragments non codant situés aux extrémités de notre ADN, perdent des séquences et, au risque de se “détricoter”, doivent être réparés par une enzyme, la télomérase. La perte des séquences d’ADN accélère le vieillissement cellulaire et est un co-facteur significatif de nombreuses maladies. Elle est amplifiée par divers facteurs, notamment (mais pas seulement) par le stress et le tabac. Selon Elisabeth Blackburn, prix Nobel de médecine 2009, plus un individu est stressé, plus la longueur des télomères diminue rapidement. Ses études ont apporté de nouvelles lumières sur le développement de maladies telles que le diabète, l’obésité, la dépression, les maladies cardio-vasculaires ou les maladies dégénératives. Elles renforcent l’hypothèse selon laquelle le vieillissement prématuré est fortement corrélé au niveau socio-économique, au même titre que le tabac et l’obésité.

Autre élément biologique à prendre en compte, l’expression des gènes est modifiée sous l’influence du stress. Des études sur la méthylation de certaines régions de l’ADN effectuées sur des animaux de laboratoires mais aussi chez des êtres humains ont prouvé non seulement une modification de cet ADN dans les suites d’événements traumatisants, mais aussi que ce caractère acquis était transmissible par la mère enceinte et même par le père. Un caractère transmis en-dehors du cadre du patrimoine génétique (épigénétique), voilà qui est éminemment troublant. Et sans doute réversible. Ces découvertes nous donnent des clés pour expliquer la vulnérabilité des plus fragiles. D’autres facteurs tels que des carences affectives lors des 1000 premiers jours de vie agissent sur le développement du cerveau, en particulier le cortex préfrontal qui commande l’émotivité et l’impulsivité, permet d’inhiber les pulsions et d’agir rationnellement. Si l’enfant en bas âge n’a pas été élevé dans des conditions de sécurité minimales, il risque beaucoup de ne connaître ni un développement normal ni une scolarité harmonieuse, il aura du mal à contrôler ses affects à l’adolescence et sera plus sensible aux substances psychoactives (tabac, alcool, autres drogues). Les conditions de logement et de travail ont également des répercussions importantes sur l’épanouissement du nourrisson. Dans les pays où il n’existe pas de congé parental, on observe divers troubles de l’attachement.

Ce n’est pas parce qu’il ne peut pas recoller de l’ADN que le MG ne peut rien faire

Il existe de belles histoires où la pauvreté ne se transmet pas à la génération suivante, mais elles relèvent plus de l’exception que de la règle. Comme médecin, nous pouvons apporter de l’empathie, de la sécurité et du soutien. Nous battre pour que les pathologies complexes soient prises en charge dans leur complexité, aussi bien en première ligne qu’en institution hospitalière. Les bonnes volontés ne manquent pas mais rencontrent toujours des obstacles, parfois choquants. Je me souviens d’une femme qui avait fui l’Amérique latine parce qu’elle y avait été victime de viols et avait à nouveau été violée en Belgique, je me souviens du récit qu’elle me fit de son entretien avec l’assistante sociale d’un des meilleurs hôpitaux de Bruxelles, qui lui avait déclaré qu’elle n’a rien à faire ici, que tout le monde est victime d’un viol.

La réalité est là : en tant que MG, nous ne sommes maîtres ni des conditions de travail, ni de l’accompagnement des jeunes mères ou des parents célibataires, ni de l’accès à l’éducation, entre autres éléments qui doivent tous être pris en compte pour que l’indigence ne soit pas une fatalité transmissible. Notre rôle est de nous battre pour que les soins curatifs et préventifs soient accessibles et adéquats et que le patient bénéficie d’un accompagnement économico-socio-psychologique adapté. Sans cesse préoccupé par sa survie quotidienne bien plus que par sa santé, le public défavorisé est celui qui demande le plus d’effort, une évidence que semblent ne pas bien percevoir des prestataires ou des décideurs qui vivent confortablement dans des quartiers aérés, circulent à vélo, mangent bio et n’ont que peu de bienveillance pour ceux qui ne vivent pas comme eux.

Mais je m’emporte, partant d’un brin d’ADN je me retrouve à faire de la critique socio-politique ! C’est vrai que la médecine générale mène à tout. Bon télomère à tous !