Coup de blues, coup de gueule

Dr Lawrence Cuvelier.
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier,
vice-président du GBO/Cartel, publié le 15/12/2023.

Avec l’expérience, j’en ai vu des conflits entre soignants. En parler, ça fait peut-être ancien combattant, mais c’est toujours mieux que soldat inconnu.

Toute communauté humaine est susceptible d’engendrer des conflits. Même les soignants ! Même les médecins ! Vue de loin, l’ambiance ne peut être qu’idyllique dans ces métiers aux impératifs moraux élevés et pétris de bienveillance pour les patients. Alors pourquoi, après 40 ans de pratique, puis-je témoigner que l’entente harmonieuse au sein d’un groupe de soignants relève davantage de l’exception que de la règle ? Je ne parle pas ici des querelles idéologiques qui opposent syndicats, organismes assureurs et autorités de santé, et se déploient dans des champs de bataille aux balises connues. Non, j’entends me soucier ici de ces innombrables guerres silencieuses où tous les coups sont permis, de ces guérillas menées à l’abri des regards dans les institutions de soins, qu’il s’agisse de grands hôpitaux, de centres médicaux ou de maisons médicales.

Pourquoi les milieux de la santé sont-ils si propices à de pénibles affrontements ? Pour la plupart des praticiens, la médecine est une vocation qui demande bien des sacrifices, tant dans les études que dans son exercice. Souvent, ça commence mal avec la maltraitance quasi institutionnalisée des stagiaires et assistants dont beaucoup commencent leur carrière déjà couverts de plaies et bosses morales, avec un vécu de victimes qui en fait des candidats idéaux pour devenir bourreaux. Si vous vous aventurez à proférer devant un ponte que travailler 80 heures par semaine est non seulement inhumain mais aussi dangereux pour l’assistant et les patients, attendez-vous à vous faire toiser sur l’air de “j’ai subi la même chose et je ne me suis jamais plaint”. Peut-être eut-il mieux valu que vous vous plaignissiez.

Notre syndicat travaille sans relâche à ce que les conditions de travail des médecins soient acceptables et cela dès leur formation, c’est la meilleure prévention des conflits.

Mille raisons de se prendre la tête

L’investissement affectif et émotionnel est un terreau de choix pour de potentiels conflits. À investir beaucoup d’énergie et de sentiment dans un projet qui fait sens, on l’investit aussi d’amour propre et de convictions profondes, mais cela n’oblige en rien ces personnes qui sont nos collègues et confrères à vibrer au diapason de notre engagement. C’est classique, un projet qui commence, que ce soit l’inauguration d’un nouveau service hospitalier dédié à une pratique innovante, l’installation d’une nouvelle maison médicale ou le lancement d’un planning familial, se bâtit dans l’allégresse, les premières années enchantent, le rouleau compresseur de la bienveillance réciproque aplanit les contradictions. Avec le temps, des fissures qui paraissaient peu inquiétantes s’élargissent en failles, le partenaire devient le collègue avant de devenir « l’autre ». Les attitudes divergent face au même problème, au même patient, les relations se refroidissent, les attentions réciproques disparaissent, les différences de conceptions deviennent des zones de friction que la pratique exaspère. Très vite, le conflit de valeur se dégrade en antagonismes pécuniaires, le succès d’un prestataire engendre ragots et propos malveillants. Je me rappelle d’une consœur qui accueillait le tiers de la clientèle d’une maison médicale où exerçaient 6 médecins. On dénigrait son succès en l’accusant d’être « trop gentille », alors qu’elle ne gagnait pas plus d’argent que les autres. La jalousie est un poison perfide et une passion triste…

Le stress et l’incertitude provoqués par un métier exigeant où se bousculent succès et échecs et compliments et injures, avec des horaires d’horreurs qui impactent la vie personnelle, voilà quelques-uns des facteurs susceptibles d’entamer la sérénité. Un jour, je me suis fait vertement tancer par une consœur qui me reprochait mon retard à un Dodécagroupe, alors qu’après ma consultation, j’avais préparé le souper, mis mes enfants au lit et attendu que mon épouse revienne de ses consultations. Je ne m’en suis pas offusqué, car cette consœur était indépassable sur le plan de l’organisation. Mais il s’agit là de l’exemple typique d’un germe de conflit…
On a du mal à reconnaitre l’échec d’un projet où on s’est lancé à corps perdu, comme dans une histoire d’amour. Dans mon expérience, les situations tendues, extrêmement fréquentes, sont le plus souvent tues, recouvertes d’un voile pudique pareil au silence des hôpitaux. Silence et honte aggravent les hostilités et font la fortune des coachs et des médiateurs. Dans la centaine de stagiaires que j’ai eus au cours de ma carrière, beaucoup se sont fracassés dans ce genre d’écueil. Les dégâts sont fréquemment irréversibles et, en médecine générale, il n’est pas rare qu’ils ne laissent d’autre issue qu’une réorientation. Mais tout ne se passe pas toujours mal : j’ai eu le bonheur de m’entendre parfaitement avec ma plus proche consœur, ce qui a été la source de l’équilibre de toute notre équipe (ouf !).

En avant la musique

Notre syndicat travaille sans relâche à ce que les conditions de travail des médecins soient acceptables et cela dès leur formation, c’est la meilleure prévention des conflits. Cela ne les empêchera pas tous, les conflits sont parfois si profonds qu’on pourrait les comparer à l’affrontement des plaques tectoniques, une sorte de tectonique des ego ! Et quand c’est difficile, poser un vinyle sur la platine et faire tourner un vieux blues, ça réconcilie… Jamais nous ne baissons les bras.