De Baby boom à Zorro

Dr Lawrence Cuvelier.
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier,
vice-président du GBO/Cartel, publié le 10/11/2023.

Les présupposés et les schèmes intellectuels typiques d’une époque sont comme les vêtements historiques des questions éternelles (Karl Jaspers, Les grands philosophes).

Pour arriver à établir une relation réellement thérapeutique, nous devons faire l’effort de comprendre la culture de l’autre, la culture de sa région d’origine et celle plus subtile de son milieu socio-économique. Mais les cultures ne sont pas des modes d’être immuables, elles évoluent avec le temps, et parfois plus vite qu’on ne le pense ! Ainsi notre vision du monde sera différente selon l’époque de notre naissance, selon les circonstances, les événements, les conditions économiques et politiques dans lesquels nous avons grandi. Ce n’est pas une vue de l’esprit, des études sociologiques réalisées sur de vastes échantillons de société ont montré que les façons de concevoir sa présence au monde et les manières d’y vivre présentent beaucoup de similitudes pour les gens nés à une même époque. De là l’idée de décrire des « générations » : celle du baby boom (née entre 1946 et 1965), la génération X (1965-1980), Y (1980-2000), Z (après 2000).

Du mâle dominant au patient partenaire

Née après la seconde guerre mondiale, la génération du baby boom s’est formée dans un monde construit par les personnes nées avant 1945. Pour les médecins de cette période, le généraliste était un mâle dominant, travaillant de 6 heures du matin à 22 heures, avec une épouse dévouée, à la fois secrétaire, psychologue, assistante sociale, mère de famille et éducatrice principale et unique des enfants. Cette génération ancienne était fort rétive aux initiatives communautaires considérées comme collectivistes, terme péjoratif en cette ère de guerre froide. Quand nous parlions de système de garde, ces médecins nous regardaient avec stupeur et incompréhension.

À cette génération a succédé celle des baby boomers, une génération à l’optimisme inébranlable car elle s’est épanouie dans un monde qui connaissait un progrès économique jamais vu auparavant, avec l’automobile pour tous, la distribution de grande consommation, une formidable avancée des soins de santé et un changement radical dans les mentalités marqué par le bouleversement des rapports homme femme et la possibilité inédite de construire des projets de vie. Quoi d’étonnant à ce que cette génération ait développé un grand esprit d’initiative et une solide confiance dans les institutions ? Au niveau de la médecine générale, de nouveaux paradigmes ont profondément impacté le paysage avec la création des cercles de médecine, des services de garde collectifs et le renforcement de notre syndicat. La pléthore de généralistes, à côté de ses effets déplorables, a aussi provoqué l’essor de nouveaux modèles, tels que la pratique de groupe dans une optique solidaire et conviviale ou encore l’investissement dans les plannings familiaux et les centres pour usagers de drogues. Cette génération est en train de quitter les fonctions dirigeantes qu’elle occupe depuis une vingtaine d’années pour céder la place à la génération suivante composée de personnes nées après 1964.

Notre souhait est que la relève puisse être assurée avec toute l’originalité qu’apporteront les nouvelles générations mais en préservant les valeurs essentielles qui ont guidé leurs aînés.

Cette génération, dite génération X, ne s’est pas développée dans le même climat. La crise est passée par là et en quelques années le taux de chômage a quintuplé, la dette de l’État est devenue astronomique et nous avons vécu nombre de restrictions et de plans d’économie budgétaire. Les enfants ont en perspective une moins bonne qualité de vie que leurs parents, la confiance dans les institutions a baissé radicalement, les projets sont devenus beaucoup plus individualistes, la préservation de la vie privée est devenue un impératif absolu, les couples se fragilisent et les divorces se multiplient. Dans ce climat de souffrance intime et d’angoisse collective, les corps intermédiaires s’affaiblissent, les structures associatives qui constatent les difficultés du terrain et en rendent compte aux autorités ont perdu beaucoup de leur crédit. Pourtant, au niveau professionnel cette génération a été marquée par une assiduité au travail et une fidélité aux employeurs.

La génération Y, dite « du millénium », née entre 1980 et 2000, est celle du bouleversement de la communication et du travail par l’implémentation massive de l’informatique et des réseaux sociaux. L’apprentissage et la connaissance se font de manière beaucoup plus horizontale via les moteurs de recherches. Chacun devient expert et maître à penser dans les réseaux sociaux. Au contraire de la génération précédente, la fidélité au travail est devenue accessoire, voire obsolète. La méfiance vis-à-vis des institutions s’est encore accrue, la valeur primordiale est l’épanouissement personnel et les structures de pouvoir pyramidales sont rejetées. La fin de la pléthore a diminué l’aspiration des généralistes aux projets collectifs, au contraire de certaines spécialités médicales qui ont parfois encore un réservoir de forces vives. Dans les relations médecins patients, on assiste à des échanges sur base d’informations disponibles mais non vérifiées, car on confond la masse d’information avec le concept de formation qui permet d’analyser en profondeur les données disponibles. La notion de patient partenaire a rendu la relation médecin malade plus complexe, l’empathie a remplacé la relation paternaliste qui dominait dans les années 80.

Et demain ?

La génération Z (appelée aussi la génération Zorro) a fait l’objet de moins d’études mais on peut déjà observer quelques tendances fortes. Par exemple, elle ne veut plus réformer le monde précédent mais créer un monde parallèle. Elle se caractérise par le besoin d’innover, de refonder et d’avoir des relations sociales intenses, elle est capable de changer de travail avec une grande facilité et n’hésite pas à passer d’un travail prestigieux mais où elle n’a l’impression de se réaliser à un travail moins valorisé sur le plan social mais qui fait sens.

Il est vain de porter un jugement sur une génération par rapport à une autre, mais une chose est certaine, c’est que la marche du temps met au commande la génération suivante. Les générations émergentes jugeront celles qui précèdent et seront elle-même jugées par les suivantes. Notre syndicat fonctionne actuellement avec une majorité de baby boomers, maintenant seniors, très engagés comme tous ceux de leur génération, mais aussi libérés de leurs tâches familiales. Notre souhait est que la relève puisse être assurée avec toute l’originalité qu’apporteront les nouvelles générations mais en préservant les valeurs essentielles qui ont guidé leurs aînés.