Invisible

Dr Lawrence CuvelierCe « Grain Ă  moudre », publiĂ© le 24/10/2025, est un billet d’humeur issu des rĂ©flexions du Dr Lawrence Cuvelier, prĂ©sident du GBO/Cartel, mis en forme par le Dr Axel Hoffman. Il tĂ©moigne des opinions personnelles de leurs auteurs (et n’engagent qu’eux), sans nĂ©cessairement reflĂ©ter la position du GBO/Cartel.

Ce qu’on ne voit pas, on le croit accessoire. Jusqu’à ce que l’absence fasse prendre conscience de son caractère essentiel. Que nos autorités n’attendent pas que la médecine générale, pilier du système de soins, soit morte et enterrée pour s’en rendre compte !

Madame se meurt, madame est morte. Elle si dynamique hier encore s’est éteinte sans prévenir. Le cœur. Monsieur de Rubempré est dévasté. Il pleure son épouse. Il ne pleure pas sur lui. À plus de 80 ans, après une carrière respectable, son avenir ne l’effraie pas. Il s’est toujours débrouillé dans sa grande maison où il a mené une vie réglée de façon quasi militaire. Ses trois fils sont venus le soutenir, il a apprécié leur sollicitude puis les a renvoyés à leurs foyers lointains. Il est fier de leur réussite. Lui, il n’a besoin de personne. Sa bibliothèque, ses activités sociales, ses collections de timbres ne remplaceront pas son épouse mais masqueront le vide.

Une seule être vous manque et tout est dépeuplé

Monsieur de Rubempré, étiez-vous aveugle ? Très vite, vous regretterez les petits plats bien mitonnés, vous allez essayer mais vous n’avez jamais mis les pieds dans la cuisine que vous réussirez seulement à transformer en un capharnaüm indescriptible. Et votre tenue ! Vous, toujours si coquet, vous voilà débraillé, les vêtements toujours souillés. Rebutée par la saleté qui s’accumulera malgré ses efforts, la femme de ménage donnera son congé. De la chambre à coucher au salon et jusque dans les couloirs, désormais tout ne sera que désordre et champs de bataille. Après quelques mois, vous vous rendrez enfin compte que votre épouse si invisible veillait à tout dans la maison. Entretenir l’ordre et la propreté, préparer des menus variés, égayer le foyer d’un bouquet de fleur, inviter des amis, sans jamais demander un merci, que du reste vous n’avez jamais songé à lui donner… Rapidement, vous abandonnerez toute prétention à l’autonomie, vous rentrerez en maison de repos où vous survivrez quelques mois dans un état dépressif profond.

Le métier de généraliste lui aussi souffre d’invisibilité. Pour un regard extérieur, être spécialiste de tout équivaut à n’être spécialiste de rien. Être médecin généraliste, c’est pourtant bien plus qu’être médecin.

Cette fiction, inspirée de plusieurs situations cliniques bien réelles, est une métaphore des services invisibles. Le métier de généraliste lui aussi souffre d’invisibilité. Il est tellement diversifié que les tentatives de classification ne parviennent jamais à le cerner complètement et demeurent très approximatives. C’est que, pour un regard extérieur, être spécialiste de tout équivaut à n’être spécialiste de rien. Être médecin généraliste, c’est pourtant être médecin et plus que cela. Combien de choses nous faisons-nous, alors que ce n’est pas à nous de le faire, comme contacter un spécialiste pour réduire l’attente à une consultation qui ne peut être différée à 6 mois… Cela me rappelle une anecdote citée dans le NEJM, une situation problématique dans un appartement de New York où un médecin avait fini par prendre un tournevis pour régler une situation insoluble qui mettait la vie de sa patiente en danger.

Trop obèse pour la médecine générale ?

Dans des dossiers récents que traite le GBO, nous mesurons à quel point l’approche théorique et la réalité de terrain sont diamétralement opposées. Prenons un exemple actuel : les autorités ont lancé un projet « L’enfant obèse et les 1000 premiers jours ». Le choix du thème est judicieux, on connaît l’importante morbidité liée à l’obésité infantile, on sait que la médiane de survie de ces enfants est de 37 ans. Des moyens ont donc été libérés pour accompagner les mamans vulnérables et prodiguer les soins appropriés aux enfants obèses avant que la situation ne devienne dramatique, idéalement durant les « 1000 premiers jours » (à partir de la conception). Voilà qui est bel et bien, sauf que … on n’a pas vu le rôle essentiel que peut jouer le généraliste, exclu du circuit. Les intervenants de ce type de projet éprouvent, malgré leur compétence et leur dévouement, bien des difficultés pour capter la confiance des personnes en détresse et suivre leur parcours chaotique marqué d’interventions stigmatisantes alors que le généraliste, figure connue, présente et durable, est cet intervenant invisible qui tisse une relation de confiance et peut débloquer la situation.

À l’instar de ces femmes au foyer qui délivraient avec amour les soins à leurs conjoints sans beaucoup de reconnaissance de leur part (heureusement les rôles changent, mais pas très vite …), notre rôle de généraliste est souvent invisibilisé (faudrait que ça change, et fissa). Alors quitte à se répéter : non, notre boulot n’est pas de délivrer des certificats de complaisance ! Toutes les études démontrent qu’une bonne médecine générale réduit les coûts des soins de santé et a un effet positif sur la morbi-mortalité … N’attendez pas que la médecine générale soit morte et enterrée pour vous en rendre compte !