LA ROUE DE LA FORTUNE OU LE JUSTE PRIX ?

Dr Lawrence Cuvelier.
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier,
vice-président du GBO/Cartel, publié le 12/01/2024.

Comme l’orage dans un ciel serein.

Vous vous levez de bonne humeur, vous dégustez un solide petit déjeuner, votre conjoint est en pleine forme, les enfants sont gais et le téléphone vous oublie. Le soleil brille sur la route vers la consultation et pas l’ombre d’un embouteillage à l’horizon. Dans la salle d’attente bien remplie, des gens réellement patients vous accueillent avec un large sourire. La matinée est un long fleuve tranquille, quelques contrôles d’hypertension, des infections des voies respiratoires, une cystite, un lumbago, même monsieur Lugubre dont vous suivez la dépression affiche une mine sereine. Bientôt l’heure du casse-croûte que vous allez partager avec de joyeux confrères. Et voilà monsieur Boulu, marbrier de son état, cela faisait longtemps que vous ne l’aviez plus entendu ponctuer d’un grand éclat de rire sa phrase fétiche : « Il n’est pas encore né celui qui me couchera sous une dalle de marbre ». Mais aujourd’hui le refrain a changé : « C’est pas grave docteur, juste une petite gêne là, dans la poitrine, ça m’a pris c’matin, j’ai d’jà eu ça en faisant un effort mais c’coup-ci ça n’passe pas, c’est comme un étau ». Le ciel vous tombe sur la tête, la journée était trop belle, cela cachait quelque chose mais vous ne vous attendiez pas à un infarctus ! Alors on fait ce qu’il faut, appel au SMUR, ECG, prise de sang pour les troponines. Sirènes, gyrophares fouettant les fenêtres, une, non deux ambulances déboulent, « Entrez entrez », le grand cirque commence, une foule de soignants hétéroclites envahit la piste, pardon le cabinet, vous essayez en vain d’identifier le médecin, vous vous mettez sur le côté pour ne pas déranger –  à moins que ce ne soit parce qu’on vous pousse – la machinerie salvatrice est déployée, civière, perfusion, moniteurs, fils et tuyaux sont installés dans un brouhaha où tout le monde s’agite, parle et commande en même temps, puis brusquement la civière est relevée, au grand galop le commando quitte votre lieu de travail dévasté, le hurlement des sirènes s’éloigne puis un silence de plomb s’abat et vous vous retrouvez seul devant une salle d’attente bondée où madame Pinson, concierge retraitée, d’un ton acide vous fait remarquer votre retard.  

Le meilleur des mondes n’existe pas, et malgré toute l’énergie qu’ils y mettent, les syndicats ne parviendront jamais à éteindre toutes les frustrations liées à notre travail, mais en portant les revendications et les vécus, ils parviennent à contenir les travers des grands planificateurs de l’État et des organismes assureurs.

Fort heureusement, les généralistes ne sont pas exposés chaque jour à des épisodes aussi envahissants, mais ceux qui ont une consultation ouverte connaissent nombre de situations où le temps n’est ni maîtrisé, ni maîtrisable. C’est même très fréquent s’ils professent avec ouverture et bienveillance. Un exemple typique d’événement déstabilisant est le syndrome de la poignée de porte : « Au fait, docteur, j’ai oublié de vous dire … ». Il peut s’agir d’un problème psychologique lourd ou d’une plainte médicale parfois dérisoire, parfois capitale et dont la gravité a été minimisée par ignorance ou par crainte d’une mauvaise nouvelle, et vous voilà pris dans un engrenage qui met à mal les horaires et les planifications. Cette situation provoque un stress qui pèse sur les épaules de pas mal de praticiens. Pour y échapper, beaucoup de spécialistes évitent les consultations libres et se focalisent sur les actes techniques ou font de l’ambulatoire en privé, pratique qui laisse peu de place à l’inopiné et où le carnet de rendez-vous, rempli des semaines à l’avance, garantit la sérénité. Quant aux généralistes, ils peuvent s’orienter vers des activités standardisées et sans surprise comme la pratique dans un centre de planning ou une consultation ONE. 

Money makes the world go round?

Tout ceci pose le problème de la bonne rémunération. Depuis des lustres, une bataille rangée fait rage entre les partisans du paiement à l’acte et ceux du paiement au forfait, chacun accusant l’autre de consommer trop de soins (paiement à l’acte) ou pas assez (paiement au forfait). Pour avoir pratiqué dans les deux systèmes, je peux témoigner que les deux ont des défauts et que les éviter relève essentiellement de l’honnêteté personnelle. À noter que, dans le cas de l’infarctus en consultation, le médecin y perd, qu’il soit à l’acte ou au forfait… Bien entendu, on peut « rattraper » le temps perdu avec les cas plus bénins, mais au-delà des considérations financières, il faut bien se rendre compte qu’il s’agit aussi de conditions de travail inconfortables. Une étude américaine a montré que le taux de cortisol augmente chez les médecins de garde même s’ils ne sont pas appelés.

Quel que soit le système, quand un patient révèle quelque chose de capital, le médecin normalement constitué ne songe pas argent en premier lieu, il est dans une relation humaine – il n’est d’ailleurs pas exceptionnel que, dans le bouleversement de la situation, le paiement soit mis de côté. Mais à long terme, il se distille une sorte de malaise, comme une situation d’injustice.

Beaucoup parmi nos jeunes confrères et consœurs sont demandeurs d’un paiement horaire et souvent d’un statut de salarié. Si cela leur assure une certaine sécurité, le temps de consultation risque de s’allonger ce qui entraînera une meilleure qualité de vie pour le médecin et une meilleure écoute des patients mais aussi une baisse de rentabilité pour la structure. En outre, dans un contexte de pénurie médicale, un dépassement d’horaire sera toujours périlleux à gérer.

Nous sommes tiraillés entre notre responsabilité professionnelle, notre satisfaction d’être utile et le stress que cela engendre. Pas étonnant que le malaise à propos des valeurs se traduise par des revendications financières et il n’y a rien de déshonorant à cela : songeons à la comparaison des coûts entre le déplacement d’un serrurier la nuit et celui d’un médecin, cela nous déculpabilise instantanément nos considérations pécuniaires.

Le meilleur des mondes n’existe pas, et malgré toute l’énergie qu’ils y mettent, les syndicats ne parviendront jamais à éteindre toutes les frustrations liées à notre travail, mais en portant les revendications et les vécus, ils parviennent à contenir les travers des grands planificateurs de l’État et des organismes assureurs.