Le corps et l’esprit, un couple tumultueux

Dr Lawrence Cuvelier.
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier,
vice-président du GBO/Cartel, publié le 22/12/2023.

Psychè et Soma sont dans un bateau. Si l’un d’eux tombe à l’eau … le bateau coule !

« Vous n’avez rien ! » C’est avec ce « diagnostic » que beaucoup de médecins gèrent leur malaise devant ces maladies qui ne présentent pas de lésions franches, ces maladies que jadis on étiquetait de fonctionnelles, par opposition aux maladies nobles, celles avec un bon substrat bien organique, la plus prestigieuse d’entre elles étant l’infarctus du myocarde. Pourtant, le concept de maladie psychosomatique est ancien, c’est en 1818 que le docteur Johann Heinroth l’a introduit avec un succès rapide, trop rapide car à cette époque la tuberculose et l’épilepsie ont été considérées comme des maladies psychosomatiques. Le concept a évolué avec des avancées et des erreurs, comme l’illustrent les conceptions sur l’asthme et l’ulcère duodénal qui étaient encore attribués à une étiologie en grande partie psychologique dans les années 70. Il me revient d’avoir assisté à une formation qui démontrait que la maladie ulcéreuse était provoquée par un conflit latent avec ses beaux-parents. Peut-être toutes les personnes mariées ont-elles des ulcères cachés ?

Les généralistes jouent et joueront encore longtemps un rôle majeur dans l’approche des pathologies mêlant psychè et soma, même s’il y a fort à parier que les deniers qu’ils épargneront à la sécurité sociale ne leur seront pas ristournés.

Médecin de « rien »

À la fin des études de médecine, certains choisissent de se consacrer au dur, au concret, tandis que d’autres s’envolent vers les cieux de la psyché. Entre les deux, il y a ceux qui se dirigent vers la médecine générale et devront composer avec un être humain dans sa complexité totale. On peut comprendre que le patient insistant avec ses plaintes chroniques et ses douleurs mal définies s’expose parfois à des réactions inappropriées de la part du soignant. Pourtant le refus d’entrer dans la complexité du psychosomatique coûte cher en termes de consommation de soins (inutiles …) et a des conséquences néfastes sur la santé, laissant le patient, ballotté entre internistes, neurologues et psychiatres, naviguer sur un océan d’incertitudes.

Hors de toute considération morale, il faut bien avouer que l’ignorance médicale s’est souvent dissimulée derrière un diagnostic de troubles psychiques. Ainsi, il était confortable de traiter d’hystériques les femmes présentant de l’aménorrhée et de la galactorrhée, avant que l’on ne découvre que ces symptômes étaient provoqués par un bien réel prolactinome. Autre exemple du regrettable fossé entre psychè et soma, je me souviens qu’un psychiatre détaché dans un hôpital universitaire, appelé auprès d’un patient chez qui une mise au point exhaustive en médecine interne n’avait « rien » trouvé, se désignait lui-même « médecin de rien”. Quand on ne sait pas, c’est si facile de dire « c’est dans la tête ». C’est si facile … et cela fait tellement mal au patient.

Pas sérieux, la douleur chronique ?

Heureusement, on continue à apprendre. Une notion récente a fait son apparition : les douleurs nociplastiques. Ces douleurs seraient dues à l’activation des cellules gliales et astrocytaires dans la moelle, et leur inflammation jouerait un rôle fondamental dans les douleurs persistantes telles que lombalgies chroniques ou fibromyalgie. Cette inflammation à bas bruit peut être déclenchée par le stress, le manque de sommeil ou certaines infections. Des études sur l’animal, des observations en imagerie et des autopsies tendent à valider ce concept. Si on sait depuis longtemps que les neurones conduisent un courant électrique, on a toujours considéré que les cellules qui les bordent, “l’isolant”, étaient inactives et ce n’est qu’aujourd’hui que l’on s’aperçoit qu’elles jouent un rôle modulateur à la fois sur les médiateurs chimiques et sur l’hyperexcitabilité sensitive. Cette découverte ouvre la voie à de nouvelles approches thérapeutiques médicamenteuses et à des techniques adaptatives comme la gestion du stress et la natation !

Les douleurs chroniques constituent un réel problème : selon certaines études, elles affectent 20 à 25 % de la population mondiale. Pourtant ce problème est encore méprisé par certains praticiens qui se targuent de ne s’occuper que de choses sérieuses (ces hommes « sérieux » me font penser au comptable « sérieux » qui passait son temps à compter les étoiles dans le Petit Prince). Dans notre apprentissage en gastro-entérologie, je me souviens de cours détaillés sur l’achalasie, pathologie qu’on ne rencontre que très rarement dans une carrière de généraliste alors que le colon spastique, si fréquent dans la pratique, a été expédié en quelques minutes. La pudeur sur notre ignorance est un vilain défaut.

Le clivage persiste entre, d’une part, les soignants qui se sentent mal à l’aise et même hostiles face aux problématiques psychosomatiques et, d’autre part, ceux qui reconnaissent notre ignorance en la matière mais, par une attitude bienveillante et soutenante, évitent les examens inutiles et souvent améliorent l’état du patient. Bien sûr, il est impossible de multiplier les centres de la douleur, pourtant indispensables. C’est pourquoi les généralistes jouent et joueront encore longtemps un rôle majeur dans l’approche des pathologies mêlant psychè et soma, même s’il y a fort à parier que les deniers qu’ils épargneront à la sécurité sociale ne leur seront pas ristournés.
Le rôle du syndicat est de défendre ce “rien” des médecins qui soignent l’imperceptible légèreté de ce qui ne se voit pas …