Le laboureur et les mangeurs de vent

Dr Lawrence Cuvelier.
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier, Vice-président du GBO/Cartel,
publié le 05/04/2024

Que faire de ceux qui ne sont pas nés au bon endroit ?

Il y a environ deux cent pays dans le monde (on compte le Vatican ?) et parmi les plus favorisés il y a, devinez qui, la Belgique ! Enfin, surtout la Flandre. Bien sûr, malgré ce classement flatteur, c’est loin d’être parfait chez nous et pour les moins favorisés, la situation ne s’améliore pas, on peut même affirmer qu’elle se dégrade, mais que dire de la majorité des autres pays qui connaissent famines, guerres, dictatures, catastrophes naturelles, désastres écologiques et mépris des droits humains ?

Pourtant, accueillir les personnes qui fuient ces calamités pose problème à beaucoup d’européens. Un problème politique. Et pour beaucoup, c’est même LE problème politique principal. À la veille des élections, l’immigration fera les délices de tribuns issus de l’écurie Clochemerle qui s’en empareront pour prendre des positions matamoresques et passer au bleu un tas d’enjeux cruciaux, tant nationaux qu’internationaux. Si une vague populiste l’emporte, nous aurons bien du mal à faire prévaloir l’essentiel sur l’accessoire. Prenons l’exemple des États-Unis où, au moment de voter, nombre d’électeurs privilégient les tenants d’un discours anti-immigration alors que beaucoup de soins ne bénéficient d’aucune couverture et que, dans les États où la restriction aux soins primaires est la plus sévère, le coût des soins est paradoxalement nettement plus élevé car les pathologies sont prises en charge à un stade trop avancé.

Les médecins sont témoins de bien des choses, parfois ils sont obligés de les taire car le secret médical protège le soigné. Mais ce secret protège des personnes et ne nous interdit pas de dénoncer des situations : bien au contraire, notre témoignage est précieux.

Tous les migrants s’appellent Dracula ?

L’idéologie a toujours pris une place importante dans les comportements humains et dans les discours politiques. Avec le recul historique, on peut sourire des fariboles qui ont hanté les esprits du passé. Ainsi, des fouilles archéologiques à Cracovie ont mis à jour des squelettes datant de l’an 1000 solidement entravés parce que l’on craignait qu’ils ne se transforment en vampires (bien avant Vlad, l’empaleur roumain contemporain de Jeanne d’Arc, ou le roman de Dracula qu’il a inspiré, publié par l’irlandais Bram Stocker en 1897). Ne nous laissons pas impressionner par les fantasmes sur les immigrés qui « empoisonnent notre sang » comme le proclame Trump, auteur d’une version moderne des vampires. Notre devoir de médecin est de soigner, y compris les personnes qui ont affronté un parcours migratoire pénible et dangereux. Et comme citoyens, nous avons aussi le devoir de prendre conscience de ce qui se passe dans le monde. Bien sûr, nous ne pouvons pas agir directement contre les pratiques ignobles qui se perpétuent par exemple dans le désert Libye, où des passeurs sans scrupules n’hésitent pas à entasser des malheureux sur des esquifs incapables de traverser une mer qui sera souvent leur cimetière. Quand on prend conscience de cela, il devient impossible de mépriser les gens simplement parce qu’ils ne sont pas nés à la bonne place. Pour paraphraser Beaumarchais, notre seul mérite est d’être né au bon endroit. Quand des crimes odieux se passent sous notre nez, il est trop facile de dire qu’on ne savait pas : le déni est une forme de complicité ! Deux films récents l’illustrent bien : Io Capitano, de Matteo Garrone , nous plonge dans les affres du trajet migratoire, tandis que Zone of interest de Jonathan Glazer illustre comment on peut passer une vie paisible malgré les cris de détresse des gens qui périssent de l’autre côté du mur du jardin à Auschwitz. Boris Cyrulnik parle de l’opposition entre les laboureurs qui se confrontent à la réalité et les mangeurs de vent. Par définition, un généraliste est un laboureur, malheureusement il n’est pas à l’abri des mangeurs de vent.

Les médecins sont témoins de bien des choses, parfois ils sont obligés de les taire car le secret médical protège le soigné. Mais ce secret protège des personnes et ne nous interdit pas de dénoncer des situations : bien au contraire, notre témoignage est précieux, et c’est pour cette raison qu’est précieux le regroupement des médecins là où la parole peut circuler et s’échanger, dans nos Cercles, au syndicat ou au Collège de la Médecine Générale.