
Ce « Grain à moudre », publié le 29/09/2025, est un billet d’humeur issu des réflexions du Dr Lawrence Cuvelier, président du GBO/Cartel, mis en forme par le Dr Axel Hoffman. Il témoigne des opinions personnelles de leurs auteurs (et n’engagent qu’eux), sans nécessairement refléter la position du GBO/Cartel.
Le lien thérapeutique, une valeur ajoutée qui échappe à la TVA.
Nous vivons une époque où le mot “lien” est malmené, où les unions se raréfient en amour comme en politique, où la liaison se veut fugace et où la déliaison s’affiche comme un trait de modernité. Il est pourtant un lien qui échappe à l’obsolescence, j’ai nommé le lien thérapeutique. Malheureusement, beaucoup de gens, notamment parmi nos responsables, en parlent sans que le mot qu’ils prononcent avec la bouche ne communique avec le cœur et l’esprit. Il est plus aisé de semer du “lien thérapeutique” dans les discours que d’en décrire l’essence. Même un généraliste aguerri qui en fait l’expérience au quotidien aura du mal à trouver les mots pour en parler car cette expérience relève pour une grande part d’un indicible, d’un au-delà des mots. C’est pourquoi la plupart des informations consignées dans un dossier seront de l’ordre de l’objectivable et ce qui sera transmis par voie électronique sera de l’ordre du démontré.
Le lien thérapeutique, pierre angulaire de la médecine générale, se tisse peu à peu, au fil du temps, avec l’observation, l’expérience et la bienveillance.
L’approche clinique de n’importe quel médecin est complexe et ne se réduit jamais (ne devrait jamais se réduire …) à quelques mesures, à des images radiologiques ou à des résultats de laboratoire. C’est dans la salle d’attente, dès que le patient quitte son siège, que commence l’examen clinique : comment se lève-t-il, quelle est sa démarche, que nous dit son visage ? Ensuite vient l’écoute attentive de ses plaintes, de ses mots et de son langage non verbal, son attitude, son regard, le ton de sa voix. Ainsi, avant que ne commence l’examen clinique, la plupart des pistes diagnostiques sont déjà ouvertes, souvent de manière préconsciente. C’est là que s’initie le lien thérapeutique, qui ne fera que se renforcer au fur et à mesure des rencontres. Il est frappant, au début du travail avec des stagiaires, de voir comment certains éléments essentiels leur échappent. En début de carrière encore, beaucoup de jeunes confrères auront besoin de se rassurer en programmant plus d’examens que nécessaire. C’est que le lien thérapeutique se tisse peu à peu, au fil du temps, avec l’observation, l’expérience et la bienveillance. Le lien est une pierre angulaire de la médecine générale et il n’est pas rare d’observer que ce sont les jeunes médecins mal à l’aise avec le lien thérapeutique qui abandonnent la profession.
Hypothèse ? Non, démonstration !
Le lien thérapeutique est la clef d’une approche globale (évitons d’invoquer une approche “holistique”, le mot est trop galvaudé à des fins commerciales), approche dont la pertinence est bien démontrée. Dans un document publié par l’organisation mondiale des généralistes (WONCA), le Dr Florian Stigler explique pourquoi les généralistes sont de véritables stars de la médecine (1).

Saviez-vous que les habitants des régions où il y a plus de médecins généralistes vivent plus longtemps ? Des études menées aux États-Unis (2) ont montré que l’ajout d’un médecin généraliste pour 10 000 habitants était associé à 2 à 5 décès et 4 hospitalisations de moins par an et que l’espérance de vie augmentait en moyenne de 52 jours. Dans l’ensemble, une telle augmentation du nombre de médecins généralistes aurait pu éviter 127 617 décès par an aux États-Unis.

Ce graphique montre l’association entre la densité des médecins généralistes et l’espérance de vie dans les États américains. L’article démontre aussi que plus la durée du lien thérapeutique est longue, meilleure est la performance. En outre, il confirme que les généralistes privilégient la prévention et sont efficaces dans la prise en charge des maladies chroniques avec une baisse de la mortalité.
Lien ou A-Lien
Voilà des dizaines d’années que des études de ce genre soulignent le rôle indispensable d’une première ligne de soins forte et soutenue. Leurs conclusions devraient constituer la pierre angulaire des réflexions sur les soins de santé et sur leur organisation. Il n’en est rien et nous ne pouvons que déplorer combien la plupart des mesures récentes en cette matière ne montrent aucune visée constructive et même relèvent d’un esprit vexatoire, que l’on pense au transfert de tâches vers le pharmacien sans concertation avec les syndicats, aux stigmatisations sur le trop de prescription (les antidépresseurs en particulier) ou le trop d’incapacités de travail. Si on gomme systématiquement les avantages du lien thérapeutique pour privilégier une approche dénigrante, quoi d’étonnant à ce que notre profession souffre d’une pénurie croissante. Alors, chers planificateurs, quand vous vous pencherez sur la médecine générale, levez les yeux de vos colonnes de chiffres pour vous rendre compte que les enjeux ne sont pas que budgétaires !
(1) 8 Reasons Why Family Physicians are the Actual Stars of Medicine, Florian Stigler (MD, DrPH, MPH)
(2) Association between Temporal Changes in Primary Care Workforce and Patient Outcomes, Chiang-Hua Chang Ph.D., A. James O’Malley Ph.D., David C. Goodman M.D., M.S

