Le Sénat n’a plus de raison d’être ? Pas si vite !

Dans cette carte blanche, le Dr Anne Gillet, vice-présidente du GBO/Cartel, revient sur le rôle essentiel joué par le Sénat dans l’adoption de réformes majeures touchant à la santé, à l’éthique médicale et aux droits des patients, et alerte sur les conséquences démocratiques de sa possible disparition.
Son analyse met en lumière l’importance d’un espace parlementaire dédié au temps long, à la réflexion approfondie et à l’écoute de la société civile, particulièrement à l’heure où les enjeux sanitaires, sociaux et environnementaux s’intensifient.
Le Sénat est menacé aujourd’hui de disparition par les politiques, accusé d’être cher et inefficace. « Le Sénat n’a plus de raison d’être » assène le premier ministre Bart De Wever dans une visée de confédéralisme.
Pourtant les médecins ne peuvent que constater que c’est bien au sein du Sénat que se sont élaborés les changements les plus radicaux de leurs pratiques.
1990, dépénalisation partielle de l’IVG avec la loi « Lallemand (PS)-Michielsen (PVV) » qui suspend les poursuites judiciaires dans les cas où l’avortement a lieu selon les conditions prescrites par la loi. Ce vote « historique » avait enfin signifié la rencontre des politiques avec les demandes de la société après un très long combat. Les discussions ont été menées au Sénat avec le succès que l’on sait : 19 ans après la proposition de loi Callewaert, 17 ans après l’arrestation du Docteur Peers forçant à ouvrir les yeux sur la réalité des avortements clandestins qu’aucune répression n’a jamais empêchés. Oui, le combat de société nécessite un temps long. Il reste aujourd’hui à promulguer une loi pour dépénaliser totalement l’IVG et allonger le délai de 12 semaines à 18 semaines.
2002, dépénalisation de l’euthanasie dans certaines situations précises. En 1996 les présidents des chambres représentatives ont demandé l’avis du Comité Consultatif de Bioéthique. A la suite des élections de 1999, un gouvernement favorable à l’examen par le parlement des questions éthiques a délégué l’examen d’une proposition de loi dépénalisant l’euthanasie aux commissions parlementaires de la justice et des affaires sociales du Sénat. Après un débat approfondi de plus d’un an, son adoption par le Sénat (octobre 2001) a abouti en séance plénière puis par la Chambre des Représentants (mai 2002). Notons que le Sénat a participé également au vote de la loi visant à développer les soins palliatifs et de la loi sur « les droits des patients » réglementant notamment les modalités de refus de traitement et de représentation du patient incapable de s’exprimer, promulguées en 2002.
Qui donc, sans ce parti pris confédéraliste, douterait aujourd’hui de l’utilité d’un organe démocratique tel que le Sénat, quitte à le réformer ?
Le Sénat est en effet une assemblée qui jouit du temps mi-long ou long de la réflexion, moins sollicitée par les exigences et enjeux politico-électoralistes, étant moins sous les projecteurs. Cela lui permet d’enquêter si nécessaire, d’écouter la société civile, de dialoguer avec les assemblées fédérées, de penser et réfléchir de façon approfondie pour enrichir les débats du parlement et l’interpeller sur les conséquences à long terme des décisions prises et des lois promulguées.
N’est-il pas aujourd’hui malhonnête intellectuellement d’accuser le Sénat d’inefficacité alors que la sixième réforme de l’État en 2014 l’a dépecé de sa substance, lui faisant perdre une grande part de son pouvoir d’initiative ?
Or, des initiatives à prendre, il en existe de taille : se questionner sur les luttes à mener contre le dérèglement climatique, les drames des migrations, les guerres, les pollutions, les concurrences délétères entre régions, la dégradation de l’enseignement… avec leurs conséquences environnementales, sociales, sanitaires et médicales. Quelles limites donner au respect des données personnelles et à la protection de la vie privée ? Quelles formes d’équité voulons-nous dans notre pays ? Quelle cohabitation voulons-nous entre les communautés et les régions ? Quelles nouvelles questions éthiques doivent être étudiées en profondeur ? Comment répondre à l’exigence que les politiques ont eux-mêmes établie : « Health in all policies » ? Dans le domaine médical, les exigences d’économies imposées au secteur de la santé posent-elles les bonnes questions ? « Où peut-on réduire la consommation sans handicaper la qualité des soins, où doit-on investir pour augmenter cette qualité des soins ? ». Ces mêmes questions doivent être extrapolées aux domaines sociaux, environnementaux, éducationnels, économiques…
Pouvons-nous penser que notre démocratie pourra se passer d’un Sénat qui permet ces discussions approfondies ? En programmant son agonie, ne perd-elle pas là un outil qui lui permet de compenser les débats politico-électoralistes polarisants par des concertations promouvant une vision cohérente et durable face aux défis majeurs qui se profilent et où les enjeux ne risquent pas d’être réduits à des options budgétaires. Ne perd-elle pas aussi l’occasion d’interroger les failles béantes de notre pays divisé, esquinté par un fédéralisme concurrentiel, insuffisamment coopératif et qui porte en lui le germe de l’intolérance, du repli sur soi et in fine du déclin de la justice sociale, environnementale et sanitaire ?
Docteur Anne Gillet-Verhaegen,
Vice-présidente du Groupement Belge des Omnipraticiens