Les deux jungles

Clysterium donare,
Postea saignare,
Ensuita purgare,
Resaignare, repurgare et reclysterisare.

Du temps de Molière, la théorie des humeurs et des 4 tempéraments guidait les médecins qui posaient des “diagnoses“ sans toucher le patient, à l’exception de la prise de pouls, et ne traitaient que par clystères, purges et saignées. Gageons qu’à cette époque, les guérisseuses avec leurs plantes faisaient moins de dégâts que les médecins en costume ! L’aveuglement dogmatique était consternant. Ainsi, quand Ambroise Paré préconisa de ne pas saigner les blessés sur les champs de batailles, son avis fut sévèrement critiqué par les Messieurs de la Faculté et il fallut attendre trois siècles pour que cette pratique aberrante soit abandonnée. Depuis, la médecine a jeté les “dogmes“ dans les poubelles de son histoire pour trouver sa vérité dans l’expérimentation et se baser sur les preuves. Fort heureusement, jadis comme aujourd’hui, la nature, dans son infinie bonté, permet à la plupart des malades de recouvrer la santé sans la moindre intervention. C’est ainsi que, pour les infections respiratoires et les gastro-entérites, notre rôle est d’abord d’éviter des médicaments inutiles, prescrire des sirops anti-toux ou des médicaments constipants pouvant même être néfaste.

La santé, entre hoax et jackpot

De tout temps, la médecine officielle et les pratiques non conventionnelles se sont concurrencées mais, depuis la pandémie Covid, ces dernières sont sur-vitaminées et tendent à déborder la première. Les exemples sont multiples et effrayent. Alors qu’une épidémie de rougeole frappe les USA à cause des délires antivax, le ministre de la Santé Robert Kennedy affirme que l’huile de foie de morue est aussi efficace que le vaccin. On se demande si un jour les détenteurs d’une autorité qui entraînent des décès pourront être traînés en justice. Étrange pays que les USA, où les médecins paient de lourdes primes d’assurance car ils risquent un procès à tout moment et où d’autres peuvent exprimer des “opinions“ carrément toxiques au nom de la liberté d’expression. Le mouvement anti-statine a déjà fait assez de dégâts après la diffusion sur Arte d’une émission plutôt fantaisiste sur ce sujet (1).

Depuis que la médecine a gagné en efficacité, les médecins ont appris à dire la vérité au patient, et la vérité la plus difficile à faire admettre est que certaines situations sont complexes et que les remèdes ne sont efficaces qu’en partie ou pas du tout. C’est dans cette brèche que s’engouffrent les vendeurs de rêves, qu’ils soient motivés par une illumination militante ou poussés par la cupidité et se souciant comme d’une guigne du bien du patient.

Les problèmes d’obésité et les détresses psychologiques sont deux domaines particulièrement lucratifs pour les escroqueries à la santé. Dans le cas de l’obésité, le patient qui en est victime perdra plus d’argent que de poids. Il est vrai que, face aux promesses des arnaqueurs, nous sommes bien démunis pour répondre à la détresse de ces personnes qui, de régime en régime, ne perdent que leur estime de soi et à chaque tentative gagnent du poids. L’obésité est un phénomène complexe, mêlant des problèmes médicaux, psychologiques, affectifs et sociaux. L’incantation qui préconise une restriction de la nourriture et une augmentation de l’activité physique est inutile si elle n’est pas correctement encadrée. Une intervenante de troisième ligne nous expliquait que, pour les enfants obèses, il ne fallait préconiser ni produit lights ni restriction calorique (environ 3000 kcal pour un adolescent), mais des repas réguliers de bonne qualité pris autour d’une table. Manger devant un écran apporte 30 % de calories en plus et le manque de saveur des aliments entraîne un réflexe de surconsommation. Comme généralistes, nous pouvons intervenir efficacement à la condition d’être épaulés par d’autres intervenants.

Dans le domaine de l’aide psychologique, le foisonnement des offres laisse rêveur, mais on peut s’interroger sur la qualité des interventions et sur le risque d’effet d’emprise sur les sujets fragiles. La frontière entre soutien, gestion des conflits et pathologie psychologique est ténue, et l’évaluation de soins adéquats est un challenge redoutable. Il faut se rendre à l’évidence, nous sommes souvent spectateurs impuissants de certaines dérives. Dérives qui témoignent de l’angoisse grandissante de nos sociétés et d’une certaine inadéquation de l’offre de soins.

La considération des erreurs du passé et des dérives contemporaines conforte la place de la médecine générale et de son approche globale de la santé car elle permet aux usagers de s’orienter dans les deux jungles : celle d’un système de santé de plus en plus complexe et l’autre, celle peuplée de dangereux rêveurs et d’escrocs impitoyables.

(1) “Cholestérol : le grand bluff”, de Anne Georget. KCE REPORT 306Bs : Le rôle des statines dans la prévention primaire des incidents cardiovasculaires