Petites fumées

Dr Lawrence Cuvelier.
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier,
vice-président du GBO/Cartel, publié le 01/12/2023.

En matière de politique des substances addictives, il y a manifestement des joints qui fuient …

 

Mon prochain chat s’appellera Schrödi, il sera quelque peu fantomatique et sûrement quantique. N‘insistez pas, je n’irai pas plus loin et ne vous infligerai pas les théories de physique quantique de Schrödinger sur les fonctions d’onde qui donnent des états superposés où le chat est à la fois vivant et mort. Par contre, en tant que médecin, nous sommes souvent confrontés à des énigmes qui ne peuvent pas être résolues par un raisonnement binaire. Quelques exemples. On nous assure qu’augmenter le prix des cigarettes entraîne une réduction de leur consommation. Pourtant, la France, où les cigarettes sont plus chères, compte deux fois plus de fumeurs que nous. Autre exemple : il y a un pays où on ne dénombre que 5% de fumeurs. C’est la Suède, qui possède une politique de santé assez cohérente, sauf qu’elle permet l’utilisation du snus, petit sachet de tabac qu’on coince entre gencive et lèvre et qui est présenté comme aide au sevrage, bien que le produit soit hautement addictif (il n’a pas d’action sur le poumon mais sa sécurité au plan cardio-vasculaire n’est pas claire). Autre sujet polémique : certaines études montrent que la vapoteuse réduit de 95% les risques par rapport au tabac, conclusion nuancée mais pas contredite par d’autres études. Dans ce contexte, les débats sur l’interdiction de la vapoteuse interpellent : elle n’est certes pas la première chose à proposer pour un sevrage tabagique, mais faut-il pour autant se priver de cet outil devant un patient découragé après l’échec des autres méthodes ? Je pense à une patiente atteinte de bronchite chronique agressive (Gold 3b) qui n’arrive pas à arrêter sa tabagie alors qu’elle a à charge deux grandes adolescentes dont elle est la seule famille. J’ai l’impression que dans ce débat pointe un fond de prohibitionnisme qui préfère juger le patient plutôt que de l’aider.

Les médecins sont la cible de bien des lobbies, dans le domaine pharmaceutique, des techniques médicales et d’autres encore. Sous leur pression, il est difficile de faire la part des choses.

Nicotine, cannabis, héroïne et écrans de fumée

De toutes les drogues courantes, la nicotine est le produit le plus addictif : il faut environ deux semaines pour tomber dans sa dépendance contre deux ans pour l’héroïne. Psychostimulante, anxiolytique et antidépressive, la nicotine sous forme de tabac inhalé agit en 7 secondes. Elle n’est cependant cancérigène que sous cette forme. Pourtant, l’OICS (organe international du contrôle des stupéfiants, basé à Vienne), qui classe les substances psychoactives en quatre groupes (dont le premier rassemble les substances sans intérêt thérapeutique), n’y inclut pas le tabac mais y a maintenu le cannabis jusqu’en 2020. Ce classement est à l’origine d’obstacles législatifs qui ont retardé les recherches scientifiques sur cette substance. On peut se demander pourquoi l’OICS a gardé si longtemps une attitude rigide et contestable …

En 2016, l’UNGASS, une assemblée spéciale des Nations Unies, a produit un document fort intéressant, complexe et nuancé, qui mettait en question les politiques contre les stupéfiants basées uniquement sur la répression et préconisait de développer la prévention et la prise en charge médicale. Bien que ce document ait été signé par la majorité des pays membres, les autorités nationales ignorent la plupart du temps ce type de recommandations. C’est d’autant plus regrettable que l’on sait que la conjugaison de l’ignorance et des préjugés est l’engrais de prédilection des dérives populistes.

Paradoxes dorés

Ce débat compliqué sur le tabac et les drogues illustre des paradoxes qui ne rendent pas toujours honneur à l’objectivité scientifique. Il est vrai que des sommes considérables sont en jeu. Les médecins sont la cible de bien des lobbies, dans le domaine pharmaceutique, des techniques médicales et d’autres encore. Sous leur pression, il est difficile de faire la part des choses. On connaît l’exemple de ces appareils coûteux et révolutionnaires acquis par un hôpital qui en fera la publicité et essayera de rentabiliser son nouveau dispositif. Nous n’y voyons aucune malice car les acteurs peuvent être d’une parfaite bonne foi et partagés entre des intérêts contradictoires, même s’il arrive que, pour pouvoir avancer, des médecins se compromettent dans des alliances troubles. On le sait, les hôpitaux belges sont dans des situations critiques, ils sont à la fois morts et vivants comme le chat de Schrödinger. Ils doivent défendre un emploi, un service, un concept, et sont handicapés s’ils privilégient l’indépendance d’esprit et la distance nécessaire pour avoir des arguments objectifs, alors que les raccourcis simplificateurs et l’assertivité sont des armes redoutables. Le GBO garde son indépendance par rapport à ces enjeux et, à la pensée unique, il préfère les débats contradictoires et constructifs. Cela lui permet, au sein du Cartel qui allie généralistes et spécialistes, de faire le pari de concilier des intérêts divergents.