QUAND L’ESPRIT PART AVANT LE CORPS

Dr Lawrence Cuvelier.
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier,
vice-président du GBO/Cartel, publié le 26/01/2024.

Pour nombre de maladies dont nous savons l’issue fatale, nous ignorons les méandres qu’elle suivra et le temps qu’elle prendra pour y mener. Malaise.

Devant une maladie grave telle qu’une affection cardiaque sévère ou un cancer, nous ne sommes plus à l’époque où on cachait la vérité au patient et où on se désintéressait de lui. Aujourd’hui, l’accompagnement d’une fin de vie est devenu un principe d’excellence des soins. Un principe bien exigeant : si dans certains cas il est possible de se situer clairement dans une perspective de guérison ou de soins palliatifs, dans d’autres l’évolution est aléatoire et nous laisse fort démunis, surtout quand nous n’avons à notre disposition que des interventions médicales à faible légitimité scientifique.

Le diagnostic de démence est l’exemple type de ces situations. Que dire de sensé au malade chez qui on découvre un début de démence, que répondre à ses proches dont le quotidien va être lourdement impacté ? Certains patients évolueront lentement, parfois plus de 10 ans, d’autres seront emportés en quelques mois, d’autres encore pourront maintenir leur activité, comme cette médecin américaine atteinte d’Alzheimer qui a continué à exercer correctement pendant 4 ans. Face à ce terrible diagnostic qui fait partir l’esprit avant le corps, les thérapies médicamenteuses actuelles sont peu probantes et, quant aux pratiques non-médicamenteuses qui se multiplient, elles sont certes intéressantes mais difficiles à évaluer et de peu d’aide pour notre pratique (à moins que dans le futur … ). Quelques échantillons de recherche sur le sujet, lus dans la presse médicale actuelle (NEJM et autres) : 

  • Une étude a évalué une combinaison d’exercices aérobies, de résistance, d’entraînement cognitif et de vitamine D chez des patients déments : elle n’a montré qu’un faible effet sur les symptômes de démence, sauf pour la vitamine D … qui ne changeait rien.
  • Une autre a porté sur des personnes non démentes se plaignant de troubles de cognition et de mémoire. Un groupe de sujets a pratiqué des exercices aérobies intensifs, un second groupe a eu un entraînement de réduction du stress basé sur la pleine conscience, un troisième a cumulé les deux programmes : dans aucun groupe, on n’a mis en évidence de bénéfices significatifs sur la cognition et la mémoire.
  • Chez des personnes souffrant d’un déficit auditif, celles qui présentent un déficit cognitif léger, montrent un déclin significativement plus lent dans les 3 années suivantes si on les équipe d’un appareil auditif.
  • En termes de mémoire, la prise de multi-vitamines ne procure qu’un avantage non significatif chez des personnes d’âge moyen de 72 ans.
  • Une approche randomisée a comparé un régime mixte (régime méditerranéen + régime pour contrôle d’hypertension) à des conseils chez des patients obèses avec antécédents familiaux de démence : elle a montré chez tous une perte de poids et une légère augmentation des scores cognitifs.

Pour maintenir les personnes à domicile, le rôle curatif des généralistes est modeste, ce sont les soins de proximité, infirmière, kiné, aide familiale et entourage proche qui sont essentiels. Mais quand les soins ambulatoires deviennent trop lourds, c’est souvent au généraliste qu’il est demandé de prendre la décision du placement.

Une invitation à la modestie

Résultat des courses, il ne nous reste qu’à garder bonne figure et conseiller quelque chose, appareil auditif, perte de poids, exercices … sans promettre des merveilles.

Bien sûr, nos recommandations peuvent avoir une grande pertinence dans d’autres pathologies chroniques comme le diabète, les affections cardiaques et respiratoires, la dépression et les lombalgies pour lesquelles on sait que l’exercice a toujours un effet bénéfique. Recommandations d’ailleurs systématiquement reprises dans les rapports de spécialistes. Mais, nouvel inconvénient, seule la partie de la population jouissant d’un statut socio-économique et culturel suffisant pourra suivre ce type de conseil et s’offrir un abonnement à la salle de sport. Pour dépasser cet obstacle, certains centres de santé en milieu défavorisé travaillent pour faciliter l’accès à des activités telles qu’exercices sportifs ou ateliers de cuisine, que ce soit en suscitant la participation des autorités communales et régionales ou, plus souvent, en mettant à contribution les honoraires des soins de santé.

Mais revenons-en à la démence (je m’égare, où avais-je la tête ?) et aux maladies au développement imprévisible : nous en connaissons la fin mais ne savons souvent pas par quels détours elles passeront ni combien de temps cela prendra. Ce sont des situations moralement pénibles pour le médecin qui devra mobiliser son empathie, soutenir la personne ainsi que son entourage qui est appelé à jouer un rôle fondamental et faire le nécessaire pour éviter que le patient ne se lance dans des cures ésotériques, coûteuses, inutiles, parfois nocives. Pendant plus de 30 ans, j’ai soigné deux sœurs très proches l’une de l’autre. La plus âgée a présenté une démence progressive qui a évolué plus de 10 ans et fut courageusement prise en charge par sa sœur qui finit par présenter elle-même des troubles neurologiques atypiques dont elle mourut en quelque mois, avant son aînée. Intrigué par ces symptômes atypiques, le spécialiste demanda une autopsie qui ne révéla qu’une banale maladie d’Alzheimer. Voilà donc deux évolutions très différentes pour un même diagnostic chez deux sœurs : on comprend combien il serait présomptueux de se livrer à des pronostics et de donner des espoirs infondés.

Capitaine désemparé

Pour maintenir les personnes à domicile, le rôle curatif des généralistes est modeste, ce sont les soins de proximité, infirmière, kiné, aide familiale et entourage proche qui sont essentiels. Mais quand les soins ambulatoires deviennent trop lourds, c’est souvent au généraliste qu’il est demandé de prendre la décision du placement.

Pour le profane qui n’a jamais vécu ce genre de situation, c’est quand un parent ou un proche est atteint que le rôle d’un médecin de famille devient évident, mais, à part les gériatres, nous n’avons que peu de soutien dans ce type de situation qui active souvent les services sociaux et la justice de paix. Le généraliste est alors capitaine d’un navire dont il connaît la destination mais pas l’itinéraire.