TOUT CECI RESTE ENTRE NOUS …

Dr Lawrence Cuvelier.
Un billet d’humeur du Dr Lawrence Cuvelier,
vice-président du GBO/Cartel, publié le 24/11/2023.

Quand la passion pour la médecine se frotte à d’autres passions …

Étrange folie que la passion. Passion ? C’est de la souffrance que vient ce terme – du latin « patior », je souffre – et, par les mystérieux chemins qu’affectionnent les langages, son sens s’est étendu à tout état affectif, surtout à ceux qui sont assez puissants pour dominer la raison et la vie de l’esprit. Spinoza parle des passions tristes comme la jalousie et la colère mais il en existe de joyeuses, l’amour n’est-il pas la plus déraisonnable des passions ? Et que dire de tous ces médecins qui sont passionnés par leur métier, poussés par le désir altruiste d’alléger les souffrances et de guérir ? Folie heureusement contenue par leur curiosité scientifique mais qui peut les inciter à transgresser les lois et le bon sens, à agir en dehors des règles parce que le choix rationnel est inopérant. C’est en cela que le médecin ne pourra jamais être remplacé par une machine qui adoptera toujours un comportement stéréotypé.

Mais il existe des comportements hors des règles difficiles à justifier. Depuis quelques années, en tant que représentant du GBO dans diverses commissions INAMI ou fédérales, je suis amené à considérer les comportements déviants de médecins et d’autres prestataires de santé. Le catalogue des situations aberrantes est malheureusement très fourni. Comme responsable syndical, j’aimerais ne connaître que des comportements exemplaires et défendre tous les soignants. Les attitudes vénales me sont étrangères. Lors de ma première demi-année d’exercice, en pleine période de pléthore, j’ai gagné l’équivalent de 625 € et le contrôleur d’impôt était persuadé que je fraudais. Mes revenus sont devenus plus confortables, mais mieux vaut ne pas les comparer avec d’autres professions plus rémunératrices qui demandent moins de qualification. Peu me chaut, j’ai le bonheur de faire un travail utile et apprécié. Vous excuserez cette digression dont la seule fonction est d’introduire par contraste la question de fond : quelles sont donc ces passions qui entraînent certains de mes congénères vers des agissements que nous qualifierons charitablement de « surprenants » ?

Le GBO n’est pas aveugle à la réalité économique mais se bat pour qu’on puisse mettre la priorité sur l’humanité des soins et leurs pertinences globales.

De quelques pratiques … alternatives

Quelques exemples. Quand j’ai commencé à travailler dans les Marolles, certains confrères passaient en coup de vent chez leurs patients et se faisaient remettre plusieurs vignettes de mutuelles qu’ils ne conservaient pas dans leur album de souvenir. Plus récemment, lors de la crise Covid, une centaine de confrères ont explosé leurs compteurs de consultations à distance, ce qui a amené les autorités à diminuer fortement le montant remboursé, sanctionnant ainsi l’ensemble de la profession pour la cupidité de quelques-uns, au grand dam des représentants de la profession, consternés et sans arguments devant ces abus. C’est que la répétition d’actes inutiles est un grand classique. Vous souvenez-vous du badigeonnage des amygdales au bleu de méthylène ? Cet acte issu d’antiques grimoires de médecine était pratiqué dans une clinique socialiste qui engrangeait la confiance des gens car c’était une clinique du “peuple”. Quand les maisons médicales ont débuté, elles n’étaient soutenues ni par les mutuelles, qui y voyaient une concurrence déloyale à leurs polycliniques, ni par le monde politique, mais maintenant qu’elles ont le vent en poupe, une nuée d’aigrefins s’emploie à détourner leur philosophie pour en faire des entreprises très lucratives. Dans le système à l’acte, la perversion est de multiplier les actes et de profiter des cas lourds. Dans le système au forfait, la perversion sera de sous-consommer et de renvoyer les cas lourds … Il n’est aucun système que l’ingéniosité humaine ne parvienne à pervertir.

Bien sûr, certains comportements déviants s’expliquent par la nécessité ou une situation précaire, nous pouvons les comprendre même si cela ne les justifie en rien. Mais le plus souvent, ils n’ont d’autre moteur que le plaisir de flatter des ego gloutons, d’assouvir une volonté d’ostentation ou de satisfaire le démon de l’avarice. Il y a la cupidité mais aussi le désir de puissance, que ce soit pour soi ou pour l’institution. Si jadis on exploitait nos semblables pour la plus grande gloire de Dieu, on peut le faire aujourd’hui pour l’hôpital ou le centre médical. Quelle ῠβρις (hubris) hante le responsable d’une maison médicale qui fait rédiger de fausses échelles de Katz et attester des visites imaginaires par une infirmière ? Que penser de ce maître de stage d’un centre médical qui fait travailler quatre assistants sans aucune supervision pendant qu’il déguste un mojito à l’ombre des palmiers ? Quelle conception de l’éthique cultive ce maître de stage hospitalier qui impose des horaires de 60 à 80 heures par semaine et oblige à prester deux week-ends de suite sans repos compensatoire ? Quel idéal nourrit la passion de ces tortionnaires qui, du haut de leurs situations où ils se pensent intouchables, menacent la santé des assistants et celle des patients au nom de la plus grande gloire de l’hôpital ?

L’absurde n’a de sens que dans la mesure où l’on n’y consent pas. (Camus, Le mythe de Sisyphe)

Les soignants dévorés par des passions délétères font un tort considérable à la médecine mais condamner des individus ne suffit pas car il faut aussi prendre en compte l’ensemble du paysage des soins de santé. Il existe en effet un autre genre d’abus, ceux qui sont liés aux incohérences de notre système de santé qui mêle des objectifs de santé publique à des impératifs économiques, nourrissant des incompatibilités qui confinent à l’absurde. Le GBO n’est pas aveugle à la réalité économique mais se bat pour qu’on puisse mettre la priorité sur l’humanité des soins et leurs pertinences globales.

PS : Je ne voudrais pas vous laisser sur une impression désolante et tiens à préciser que dans leur grande majorité nos confrères entretiennent le bon côté de leur passion et que la plupart des stages d’assistant se déroulent dans un très bon climat en médecine générale. Et puis, de toute façon, tout ceci reste entre nous …